Par un jugement rendu le 16 mai 2024, le Pôle social du Tribunal Judiciaire de PARIS a accordé à une jeune blessée l’indemnisation d’un préjudice permanent exceptionnel de “rupture identitaire”.
Celle-ci avait été victime d’un accident du travail alors qu’elle était encore apprentie. Elle avait subi un traumatisme crânien grave et elle conserve des séquelles importantes.
L’expert judiciaire a évalué son taux de déficit fonctionnel permanent à 83 %.
Ce taux tenait compte des séquelles suivantes : syndrome cérébelleux, dysarthrie, troubles de la marche, paralysie faciale gauche, surdité gauche, troubles cognitifs, du caractère et du comportement.
Définition générale des préjudices permanents exceptionnels
La nomenclature Dintilhac définit les préjudices permanents exceptionnels comme les préjudices atypiques liés au handicap permanent dont reste atteinte la victime après sa consolidation, soit en raison de la nature des victimes, soit en raison des circonstances ou de la nature de l’accident à l’origine du dommage.
Les exemples en jurisprudence restent cependant très rares. Par un arrêt du 20 octobre 2021 (civ. 1ère, n°19-23229), la Cour de Cassation a toutefois reconnu l’existence d’un tel préjudice. Elle a en effet validé le raisonnement d’une Cour d’appel qui avait retenu que le préjudice moral, caractérisé par l’angoisse subie par le blessé en raison de la présence de fragments métalliques dans son corps et le risque permanent d’évolution de son état de santé, constituait un préjudice permanent exceptionnel, distinct du déficit fonctionnel permanent déjà retenu, et qu’il pouvait donc recevoir une indemnisation autonome, sans méconnaître le principe de la réparation intégrale.
La Cour a donc strictement appliqué la nomenclature en considérant que ces deux postes de préjudices pouvaient être indemnisés cumulativement, dès lors que chacun d’eux étaient précisément caractérisés.
Contours spécifiques du préjudice de “rupture identitaire” en cas de traumatisme crânien
Concernant cette jeune blessée, un préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire (également anciennement intitulé préjudice de “dépersonnalisation”) devait être évoqué.
Distinction entre préjudice exceptionnel permanent et déficit fonctionnel permanent
Ce préjudice permanent exceptionnel vise à réparer le retentissement permanent et singulier subi par la victime cérébrolésée, caractérisé par la remise en cause perpétuelle de son existence et de son identité induite par ses séquelles résultant d’un traumatisme grave de nature neurologique.
Ce préjudice se distingue de toutes les composantes retenues au titre du déficit fonctionnel permanent, par ailleurs réparé.
Pour comprendre ce qui relève précisément de ce préjudice permanent exceptionnel, il convient de citer quelques extraits d’un ouvrage du Docteur Hélène OPPENHEIM- GLUCKMAN, psychiatre et psychanalyste, intitulé « La pensée naufragée »[3].
Une atteinte du sentiment d’identité
Elle décrit en effet particulièrement bien cette atteinte du sentiment d’identité subjective présentée par ses patients (et leurs tentatives de lutte contre celle-ci) ensuite de la lésion cérébrale grave qu’ils ont subie et des séquelles neuro- cognitives importantes qui demeurent.
Elle distingue ainsi plusieurs expressions de cette rupture identitaire séquellaire et évoque notamment « l’atteinte du sujet dans sa sensation d’identité et d’existence ».
Elle explique ainsi que « les troubles cognitifs atteignent le sujet dans sa sensation d’identité et d’existence, telle qu’elle est soutenue par la mémoire, l’image du corps, le schéma corporel, le rapport à l’espace et à la temporalité mais aussi par la continuité de la relation à l’autre et le maintien des processus d’inter reconnaissance entre soi et l’autre. Cette atteinte affecte les rapports que le sujet entretient avec lui-même et avec le monde extérieur. Elle entrave sa resocialisation et ses capacités d’autonomie.
(…)
L’atteinte de la sensation d’identité et d’existence concerne la possibilité même de pouvoir se sentir exister. L’atteinte de l’image de soi et du sentiment de son identité sociale est en relation avec la perte des savoir- faires antérieurs, des rôles familiaux et sociaux résultant du handicap. »
Le trouble de la conscience de soi
Elle évoque également « le trouble de la conscience de soi » se caractérisant par « le sentiment « d’être comme n’étant pas », avec une sensation de clivage de soi, de perte d’une partie de soi-même, de ne pas se retrouver, de ne pas se reconnaître, d’être absent à soi-même, d’être absent du monde ».
Elle précise enfin, qu’« après une lésion cérébrale grave, le rapport du patient à ses référents majeurs, c’est-à-dire les objets de son désir, son idéal conscient et inconscient, ses fonctions sociales et symboliques est profondément bouleversé.
Ce bouleversement est dû aux atteintes neurologiques et cognitives. A cause de celle-ci, le patient ne peut plus préserver le rapport qu’il avait jusqu’ici avec lui-même et le monde. Insupportable et inexplicable, cette perte engendre parfois un sentiment de dépossession qui va au-delà de la perte somatique et neuropsychologique. »
Le jugement rendu le 16 mai 2024
Dans cette affaire, une action a été introduite devant le Pôle Social du Tribunal Judiciaire afin de solliciter l’indemnisation des préjudices corporels de cette jeune blessée. Dès la première réunion d’expertise ordonnée par la juridiction, le cabinet A’CORP. a soutenu l’existence d’un préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire.
L’expert judiciaire a précisément décrit les séquelles permanentes présentées par la victime et il a retenu taux de déficit fonctionnel permanent de 83 %, en application du barème du Concours Médical.
A la demande de notre cabinet, l’Expert a expressément ajouté s’agissant du préjudice exceptionnel de rupture identitaire :
« cet accident a entrainé une profonde modification du projet de vie, du caractère, de la personnalité de Mademoiselle X.. »
Il apparaissait dès lors que le retentissement très singulier des lourdes séquelles justifiant ce taux de déficit fonctionnel permanent de 83 % n’était pas pris en compte au titre de ce poste de préjudice.
C’est pourquoi le cabinet A’CORP. a soutenu que ce retentissement si spécifique devait être réparé, distinctement, au titre du préjudice permanent exceptionnel de rupture identitaire.
Le Tribunal a fait droit à cette demande en ces termes:
Le jugement ainsi rendu est définitif, il n’a pas été frappé d’appel.
[1] La deuxième dénomination est apparue au fil du temps pour éviter toute confusion avec la dépersonnalisation entendue au sens psychiatrique et qui se définit comme une expérience prolongée ou récurrente d’un sentiment de détachement et d’une impression d’être devenu un observateur extérieur de son propre fonctionnement mental ou de son propre corps (DSM IV).
[2] Le préjudice identitaire ou de dépersonnalisation, E. Guillermou in Gazette du Palais Gaz. Pal. 25 févr. 2014, n° 167u1
[3] La pensée naufragée, Hélène OPPENHEIM – GLUCKMAN, Ed. Economica, 2014